En-Medio Torre Insignia

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En-Medio, est une publication gratuite produite par l’agence mexicaine Departamento del Distrito, illustrée par Arina Shabanova, et présentée dans l’exposition commun.

À travers l’histoire encore en train de s’écrire de six ouvrages majeurs du milieu du vingtième siècle, le projet met en évidence le statut délicat du patrimoine architectural moderniste à Mexico. Les numéros sont consacrés respectivement à la Casa Ortega, à Súper Servicios Lomas, au Museo Experimental El Eco, à la Casa Cueva, au restaurant Los Manantiales et à la Torre Insignia.

À travers des entretiens avec celles et ceux qui ont vécu ou travaillé dans les bâtiments concernés, avec des historiens qui les ont étudiés, des militants qui se sont battus pour leur préservation ou des iconoclastes qui préféreraient les voir détruits, En-Medio plonge dans quelques récits architecturaux amorcés de longue date dans la capitale mexicaine, pour s’interroger sur leurs possibilités d’avenir.[1]

Ce sixième numéro présente la Torre Insignia, immeuble de bureaux triangulaire imaginé en 1959 par Mario Pani, en collaboration avec Luis Ramos Cunningham. La tour a été conçue pour servir de référence iconique à l’ensemble urbain de Nonoalco-Tlatelolco, le deuxième plus grand complexe de logements sociaux d’Amérique du Nord, emblématique du progrès national mexicain durant le mandat du président Adolfo López Mateos. Situé à l’angle sud-ouest de Tlatelolco, le bâtiment doit son caractère particulier à une combinaison unique en son genre de diverses influences : principes architecturaux du modernisme incarnés dans ses plans libres, ses colonnes de béton et sa façade de verre, iconographie préhispanique incorporée à la grande fresque de Carlos Mérida, sans oublier un clin d’œil aux clochers des églises espagnoles de l’époque coloniale, avec le carillon de 47 cloches logé dans le pinacle ouvert de la tour. À sa livraison, en 1962, la Torre Insignia abritait la banque fédérale de développement Banobras; c’était l’endroit où les quelque 80 000 habitants de Tlatelolco allaient pour la plupart régler tous les mois leurs échéances de prêts hypothécaires. Au fil des années, le bâtiment a servi de toile de fond à un série compliquée d’événements et de déboires. Les manifestations étudiantes de 1968 et le massacre du 2 octobre, le séisme de 1985 et l’abandon consécutif de la tour, pendant plus de vingt ans, sont venus remettre en question les aspirations modernistes qui avait présidé à la construction de Tlatelolco. Après avoir été réaménagée pour abriter brièvement le ministère de l’Éducation (SEP), la Torre Insignia est désormais occupée par le ministère de la Santé du gouvernement municipal de Mexico.

L’entretien qui suit s’est déroulé au mois de mars 2018 avec Yolanda Fernandez de Córdova, pianiste, musicienne et salariée de Banobras depuis la fin de années 1970. Nous l’avons rencontrée pour discuter de ses souvenirs de carillonneuse, depuis 1978, au sommet de la Torre Insignia, de ses morceaux de musique préférés, et de l’évolution du paysage urbain vu de là-haut, à 127 mètres au-dessus de Tlatelolco.

 

torre insignia

Entretien avec Yolanda Fernández de Córdova

Yolanda Fernández de Córdova :
Le carillon de la Torre Insignia est évidemment unique, dans la mesure où il a été réalisé spécialement pour ce bâtiment. Dans les cathédrales européennes, beaucoup de carillons ont été agrandis au fil des années, bien souvent en ajoutant une seule cloche à la fois. De ce fait, ils vont restituer un certain son ici, un autre là : leurs sonorités ne sont pas homogènes. Lorsque cet instrument a été hissé au sommet de la Torre Insignia, à Tlatelolco – sous la présidence d’Adolfo López Mateos – il y avait trois systèmes pour en jouer : un premier avec une sorte de machine à lire des rouleaux, un deuxième fonctionnant à l’électricité et celui-ci, qui permet de faire sonner les cloches à partir d’un pédalier et d’un clavier en bois.

Departamento del Distrito :
Quelle est la configuration spatiale de ce carillon? C’est l’un des rares instruments que je connaisse qui soit beaucoup plus grand que le corps humain qui en joue.

YFC :
Les petites cloches – qui donnent les sons les plus aigus – se trouvent au-dessus de la cabine du sonneur. Les plus grosses – qui sont aussi les plus graves – sont placées en dessous. La cloche principale, la plus imposante, baptisée Miguel Hidalgo, se trouve juste sous nos pieds et pèse cinq tonnes et demie.[2] Elle est placée à cet endroit pour des raisons de sonorité autant que de sécurité. Outre celle-là, il y a, dans la partie basse, quatre cloches plus petites répondant aux noms de Morelos, Madero, Cuauhtémoc et Madame Lacroix, la marraine de l’instrument. Les pédales que vous voyez ici servent à actionner les plus grosses cloches, au-dessous de nous.

DdD :
La cabine où nous nous trouvons est logée entre les cloches, au cœur même de l’instrument. Est-ce habituel?

YFC :
Non, ce n’est pas une configuration que vous trouverez dans tous les carillons. Celui-ci est unique à cet égard.

DdD :
Comment cet instrument est-il arrivé au Mexique? C’est, je crois, une histoire assez particulière…

YFC :
Dans les documents officiels, le carillon apparaît comme un don du gouvernement belge, mais sans plus de spécifications. Avant l’arrivé de celui-là, le Mexique avait d’ailleurs déjà un carillon, à l’Institut national polytechnique (IPN).[3] Beaucoup plus petit, celui de l’IPN était arrivé dans le cadre d’une exposition sur l’Allemagne, et avait été installé sur le campus de Casco de Santo Tomás.
Le carillon de la Torre Insignia, lui, est arrivé par bateau dans le port de Veracruz, puis il a été transporté jusqu’à Mexico. Il existe des photos de son arrivée sur lesquelles on voit le président Adolfo López Mateos avec toute l’équipe de l’ingénieur Furlong, venu superviser son installation. Un prêtre du nom de Cogs s’était également joint à ce groupe; il jouait de cet instrument et du carillon de Casco de Santo Tomás. Lorsque j’ai commencé à travailler pour la crèche de Banobras, qui se trouvait ici, au sein de Centre de développement de l’enfant (CENDI), c’était encore le père Cogs qui jouait du carillon.[4]

DdD :
Comment êtes-vous arrivée au CENDI, et chez Banobras?

YFC :
Au départ, je suis professeure de piano, même si j’ai été aussi secrétaire de direction pendant des années. Je suis toujours intervenue dans des crèches et jardins d’enfants, et au CENDI, j’ai commencé par le piano. Deux de mes sœurs travaillaient chez Banobras – l’une était comptable, l’autre occupait des fonctions administratives. M’étant rendu compte qu’il n’y avait personne pour jouer du piano aux enfants de la crèche, j’ai demandé à mes sœurs de proposer à la banque de m’employer à l’heure – c’est comme ça que j’ai commencé. Un peu plus tard, à la mort du père Cogs en 1978, la direction de Banobras m’a appelée pour me proposer de reprendre le carillon. Je leur ai répondu «On va voir, mais laissez-moi d’abord faire sa connaissance.»

DdD :
Vous aviez déjà joué d’un tel instrument?

YFC :
Je n’avais jamais voyagé, donc je ne savais même pas ce qu’était un carillon, moins encore comment en jouer. Mais je suis arrivée, j’ai trouvé la gamme des notes et les pédales, et je leur ai dit que j’allais voir ce que je pouvais faire. J’ignorais tout de la technique, donc je me suis mise à jouer d’abord à l’intuition, à improviser. Quelques temps après, la carillonneuse professionnelle Mago Halsted est venue jouer au Mexique. J’ai bien observé sa technique et elle m’a laissé aussi quelques partitions, spécialement écrites pour le carillon, qui m’ont permis de m’exercer. Des années plus tard, Loyd Lott, qui était alors président de la Guilde des carillonneurs d’Amérique du Nord, est venu à son tour. À cette occasion, nous avons joué ensemble à quatre mains. Lui aussi m’a laissé en partant la partition d’un long concerto pour carillon, très difficile, mais que j’ai fini par réussir à exécuter correctement.

DdD :
À ce moment-là, la Torre Insignia était-elle encore occupée par Banobras?

YFC :
Oui, nous y sommes restés de très nombreuses années, lorsque Jacques Rogozinski était encore à la tête de Banobras, et après lui, Luis Pazos.

DdD :
Lorsque vous avez commencé à pratiquer le carillon, avec quelle fréquence montiez-vous jusqu’ici? C’est une sacrée expédition, avec toutes ces marches en colimaçon à gravir!

YFC :
En 1978, j’ai commencé à répéter tous les jours vers midi, l’heure de ma pause déjeuner quand je travaillais à la garderie du CENDI. Je restais ici jusqu’à 13 heures. Nous avions également choisi cet horaire parce que les cloches chauffent au soleil, et que le métal chaud donne un meilleur son.

DdD :
On imagine que ce son du carillon a dû devenir familier pour tous les habitants de Tlatelolco et des quartiers alentours.

YFC :
Tout à fait. À l’époque, les habitants de Tlatelolco pouvaient l’entendre très distinctement. Outre l’excellent son du carillon, on avait installé, juste après l’inauguration de la tour, des haut-parleurs qui répercutaient les mélodies à travers tout le complexe. Ma mère, même si elle n’est jamais montée me voir jusqu’ici, venait souvent au pied de la tour pour m’entendre jouer. À ce qu’elle m’a raconté, les passants supposaient qu’il s’agissait d’un enregistrement – et cela lui donnait le courage et la force de rétorquer : «Non, c’est ma fille!»

DdD :
Vous aviez donc chaque jour un public nombreux. Comment décidiez-vous quelles pièces vous alliez jouer?

YFC :
Les jours où il faisait froid, je jouais quelque chose de chaleureux. S’il pleuvait ou que le ciel était couvert, je jouais Sale e Sol («le soleil se montre») ou El Sol Nace para Todos («le soleil se lève pour tout le monde»), et ainsi de suite. La veille du jour anniversaire de la Révolution, et pendant tout le mois de septembre, je jouais des choses très mexicaines : Francisco Villa ou Con mi 30/30, cette catégorie d’airs. Le plus souvent, je montais accompagnée par les agents d’entretien, qui me demandaient de jouer de la musique folklorique – dont ils chantaient les paroles à l’unisson.

DdD :
Y a-t-il d’autres mélodies que vous aimez particulièrement jouer ici?

YFC :
J’aime beaucoup jouer des musiques de film. Il y a cette chanson de Mary Poppins que j’adore, Chim Chim Cher-ee. Vous vous souvenez? [Elle se met à la jouer]

DdD :
Bien sûr! On voit à quel point jouer du carillon vous rend heureuse.

YFC :
Je dois vous dire que, pour moi, apprendre à jouer de cet instrument, a vraiment été un cadeau du ciel. La musique en elle-même élève notre esprit, mais jouer ici – depuis ces hauteurs et avec un tel son – cela a changé ma vie. Le carillon lui a donné un sens nouveau, un sens merveilleux.

DdD :
Avez-vous de cet endroit des souvenirs particulièrement marquants?

YFC :
J’ai reçu beaucoup de visites mémorables. Je me souviens notamment de celle du directeur de la formation musicale aux Beaux-Arts. À la fin de mon récital, je lui ai conseillé de descendre l’escalier en spirale pendant que je continuais de jouer; c’est une expérience incomparable d’écouter ainsi les résonances du bâtiment. Il a commencé à descendre les marches, et soudain, il est revenu vers moi pour me dire qu’il avait envie de danser. Je lui ai répondu «Allez-y, dansez – mais faites attention quand même de ne pas tomber!» Je me souviens qu’à ce moment-là, je jouais une polka – un air que, malheureusement, je ne peux plus jouer aujourd’hui, parce que le clavier ne le permet pas.

DdD :
Pourquoi ça?

YFC :
Parce que certaines touches ne répondent plus. Vous voyez, tout ce côté-là du clavier n’est plus fonctionnel, ce qui fait que je ne peux plus jouer certaines mélodies. Une part du problème tient à l’état de la cabine, qui est exposée à la poussière, au vent, à la pluie – et tout ça retombe sur les touches. Pour ce qui est de l’entretien, mon fils et moi sommes les seuls à assurer la maintenance. De loin en loin, nous graissons tout le système manuel, le seul qui fonctionne encore. La dernière fois que nous l’avons fait, c’était en 2014, pour le passage de Frank Stephens, violoniste dans l’orchestre d’André Rieu.[5]
Au fil des années, nous avons frappé à de nombreuses portes et réclamé le soutien de différentes instances gouvernementales. Malheureusement, à chaque changement de majorité, toutes les avancées et promesses sont complètement oubliées. C’est une situation frustrante et épuisante, si bien qu’à la fin, il vaut mieux abandonner l’idée d’obtenir des aides publiques. Aujourd’hui, je recherche uniquement des soutiens privés, des particuliers qui ont une sensibilité et un goût pour la musique, et qui souhaitent sincèrement nous aider. L’autre partie du carillon qui ne fonctionne plus, c’est l’horloge électronique qui autrefois sonnait les heures. Elle actionnait la cloche du do le plus grave, et sonnait toutes les quinze minutes. À un moment donné, Banobras a voulu faire réparer ce système, mais ça n’a pas été possible.

DdD :
Là encore, pourquoi «impossible»? Parce que c’est un système d’importation, difficile à réparer?

YFC :
Exactement. Il aurait fallu faire venir des États-Unis une équipe de la société Verdin, et il n’y avait pas de budget pour cela. Le séisme de 1985 n’a d’ailleurs rien arrangé. Après ça, plus personne n’a accepté de venir faire des réparations.

DdD :
J’imagine qu’il n’a pas dû être simple de travailler dans la Torre Insignia après le séisme, avec tous les dommages subis par Tlatelolco.

YFC :
En effet. Après le tremblement de terre, tout a changé. Nous sommes partis d’abord pour le quartier Martínez, puis pour Del Valle. La tour a donc été pratiquement abandonnée; elle n’était plus utilisée que pour le stockage de documents. Par respect autant que par crainte, je n’ai plus joué du carillon pendant un long moment. En réalité, le bâtiment n’avait pas été aussi abîmé qu’on le croyait, mais les gens avaient peur que le carillon soit devenu instable, et qu’une cloche puisse tomber…

DdD :
La crainte n’était donc pas tant que le bâtiment s’effondre, mais plutôt qu’une cloche se détache?

YFC :
Oui, et cette crainte était assez naturelle. La cloche principale – la Hidalgo – pèse cinq tonnes et demie. Son battant, lui aussi en bronze, ajoute une demie tonne supplémentaire.

Cela dit, la tour n’a jamais subi de dommages structurels. La société Real de Chapultepec – qui appartient au groupe immobilier JYSA, actuel propriétaire du bâtiment – l’a fait confirmer par ses ingénieurs spécialisés avant d’acquérir le bien, en 2007. La seule chose qu’ils aient trouvée, c’était je crois une très légère inclinaison de la tour. Ils ont réglé le problème en découvrant les fondations et en ajoutant 65 pieux hydrauliques aux 450 déjà présents. À ce que j’ai compris, ils ont aussi renforcé chaque étage, enserrant les piliers d’un côté à l’autre entre des plaques métalliques, pour qu’ils travaillent ensemble du point de vue structurel. Après ça, ils ont entièrement remodelé l’édifice pour y installer le ministère de l’Éducation (la SEP).

Après le séisme de 1985, compte tenu de l’abandon du bâtiment, nous avions voulu faire don du carillon pour qu’il soit installé ailleurs. Mais l’autorisation ne fut finalement jamais accordée, parce qu’il joue un rôle structurel dans la tour : il lui sert de contrepoids.

DdD :
Donc, lorsque Mario Pani a conçu la tour, il savait sans doute déjà qu’elle abriterait un carillon, probablement promis au préalable par le gouvernement belge!

YFC :
Oui, c’est très probable.

DdD :
Vous est-il arrivé de venir jouer du carillon pendant la période d’abandon de la tour?

YFC :
Oui, plusieurs fois. Pour des raisons de sécurité, il nous a d’ailleurs fallu obtenir des permis spéciaux, ce qui n’était pas évident.

DdD :
Pouvez-vous nous en dire plus sur ce moment de votre vie? Je suppose que cela a dû être une période de grands bouleversements à Mexico, et en particulier dans un endroit aussi meurtri par le séisme que Tlatlolco. Jouer de cet instrument dans une tour abandonnée, pour un public situé au niveau de la rue, cela m’apparaît comme un beau geste d’espoir et de générosité. Ces sentiments correspondent-ils à votre propre expérience?

YFC :
Sans aucun doute même si je dois dire que j’étais avant tout désemparée que l’instrument ne serve plus, et que personne ne puisse l’entretenir. Juste après le séisme, j’ai cessé de jouer par respect pour les habitants. Le son des cloches les effrayait, leur donnant l’impression que la terre se mettait de nouveau à trembler. Six mois après la tragédie, quand j’ai recommencé à jouer, c’était aussi bien sûr pour des raisons personnelles, pour le plaisir de faire retentir le carillon, mais aussi, à ma petite échelle, pour tenter d’apporter un peu de réconfort aux riverains de Tlatelolco.

 

1. En-Medio bénéficie du soutien du Fondo Nacional para la Cultura y las Artes.
2. Miguel Hidalgo y Costilla était un prêtre et révolutionnaire de Nouvelle-Espagne à qui l’on attribue le déclenchement de la guerre d’indépendance, après son appel à la sédition dit Grito de Dolores («?le cri de Dolores?»), lancé depuis cette localité le 16 septembre 1810.
3. Fondé en 1936, l’Instituto Politécnico Nacional est un établissement d’enseignement public qui forme des techniciens, ingénieurs et professions libérales.
4. Banobras (Banco Nacional de Obras y Servicios Públicos) est une banque de développement détenue par l’État mexicain. Sa mission est le financement des travaux pour la création de services publics. Elle a été fondée en 1933, sous le gouvernement du président Abelardo L. Rodríguez.
5. André Rieu est un violoniste, chef d’orchestre et compositeur d’origine néerlandaise, fondateur en 1987 du Johann Strauss Orkest.