histoire[s] d’architecture

Veni, vidi, vici

Arjen Oosterman, critique d’architecture, ex-rédacteur en chef de la revue Volume

MUTATIONS, Actar + arc en rêve centre d’architecture, éditeurs, 2001

Le livre MUTATIONS conservé à la bibliothèque du TU de Delft a pour notice : « Considérations sur le développement architectural des villes du monde dans sa globalité. » Que l’auteur de la notice ait voulu mettre l’accent sur le fait que les villes non-européennes et non-occidentales en faisaient partie, ou sur le fait que le livre couvrait le monde dans son ensemble, cela n’apparaît pas clairement dans le descriptif. Ce qui est clair, en revanche, c’est que la seconde interprétation est un point qui a été critiqué par l’un des chroniqueurs de l’exposition et du catalogue. Selon ce dernier, plusieurs grandes parties du globe (urbanisé) n’y étaient pas (re)présentées1. Reste à savoir si ces manques témoignent ou non d’un échec ; en effet, MUTATIONS – l’exposition comme le livre – n’avait peut-être pas comme ambition d’être exhaustif. Mais le projet, lui, était ambitieux.

Selon moi, l’enjeu n’était pas de se livrer à une étude exhaustive de la « ville » ou de la condition urbaine dans le monde, ni de mener un projet scientifique et objectif, mais plutôt de réévaluer et de repenser la ville et son développement. En invitant Rem Koolhaas et son groupe de recherche de Harvard à prendre les rênes de ce projet et à réunir l’équipe et le champ de connaissances qui seraient le mieux à même de refléter cette ambition, arc en rêve a vu grand. L’objectif était-il de donner à arc en rêve une place sur la carte culturelle internationale ? C’est évident ! Mais quelle superbe façon de le faire !

L’exposition, qui s’est tenue de novembre 2000 à la fin de mars 2001, comprenait en parallèle un vaste programme réunissant des jeunes et des vieux, des amateurs et des professionnels, dans l’idée de créer un débat public. Avec le recul, on pourrait dire que l’ensemble de ce projet se rapprochait de l’objectif d’une Biennale ; même si cela n’a pas été le cas, l’exposition MUTATIONS aurait très bien pu inaugurer la BAB, la Biennale d’Architecture de Bordeaux. Elle laisse surtout comme héritage un épais volume qui, contrairement à la plupart des gros ouvrages de ce type, reste remarquablement accessible et lisible.

Il n’en va pas de même de l’activité principale d’arc en rêve – programmer et animer son espace d’exposition –, qui reste un mystère. Pour ceux qui n’ont pas pu se rendre à Bordeaux pendant l’exposition – et j’en fais partie – il est difficile de s’en faire une idée précise. Jean Nouvel a contribué au commissariat de l’exposition avec force, vidéos et diaporamas, lesquels, si je ne m’abuse, ont créé beaucoup d’espaces sombres. Certains plans d’agencement des étages montrent que plusieurs sections thématiques coïncident avec celles du livre, mais c’est à peu près tout. Dans la quarantaine d’interviews, de critiques et de descriptions archivées par le projet de l’OMA, il n’y en a qu’une seule comportant une vue de l’intérieur de l’exposition. Ainsi, on ne sait pas vraiment ce qui s’est passé dans l’ancien entrepôt qu’arc en rêve a utilisé (et continue d’utiliser) comme lieu pour ses activités, car la plupart des auteurs du livre étaient plus soucieux de traiter le sujet de l’exposition et du livre eux-mêmes que de partager personnellement et directement leur expérience avec un public plus large.

Enfin, pas tous. L’un d’entre eux, qu’on a déjà cité plus haut, voyait l’exposition comme « un livre fixé au mur »1. D’un point de vue thématique, l’expression est assez pertinente, puisque le livre et l’exposition traitaient des mêmes sujets, mais en tant qu’expérience, le livre et l’exposition n’ont certainement rien à voir. Ce que déplorait sans doute ce critique, lui-même commissaire d’exposition spécialisé dans l’architecture, est l’absence de troisième dimension. Dans la mesure où ce projet portait davantage sur l’interaction entre l’espace et les usagers, sur des programmes et des forces (invisibles), très peu de maquettes ont été présentées. Les documentaires, les statistiques, les cartes et les plans étaient des matériaux plus adaptés. Et ce qui en est résulté est évidemment des « présentations murales planes » (encore une fois, pour ce que j’en sais). Mais aller jusqu’à qualifier l’exposition de « livre fixé au mur… »2

exposition MUTATIONS à arc en rêve, nef de l’Entrepôt © Philippe Ruault

En fin de compte, la question n’est pas de reconstituer l’expérience du public. Nous sommes ici pour répondre à la question : quelle a été l’influence et l’importance du projet d’arc en rêve ? Était-ce leur projet le plus important à ce jour ?

Comment évaluer la réussite d’un projet et son envergure ? En science, on utilise l’indice de cotation pour comparer différents « produits », une même « règle » pour tous. Dans les expositions, le succès et l’impact se mesurent souvent au nombre de visiteurs. Pour les livres, les indicateurs combinent le nombre d’exemplaires et le nombre de critiques (avec comme critère supplémentaire l’importance des supports de publication).

Partant de ces indicateurs, il nous faut prendre en compte la question géographique. J’ignore si arc en rêve a bénéficié de la politique de déconcentration culturelle de Jacques Lang, mais la réalité est qu’une telle institution n’atteindra jamais les chiffres d’un musée parisien. L’exposition et les programmes autour de l’exposition ont consolidé les relations et les réseaux à l’international, et ont contribué au prestige de cette institution. À mon sens, MUTATIONS est de loin leur projet le plus connu, mais en quoi est-il « important » ? Cette exposition nous a-t-elle donné un point de vue nouveau sur la ville (d’ailleurs, qui est « nous » ?). Y a-t-il un « avant » et un « après » ? MUTATIONS est-il un projet qui nous a permis de faire comprendre à un public de professionnels et de non-professionnels que le concept de « ville » était caduc et qu’il avait été remplacé par celui de « conditions urbaines » ? Que la notion de conception avait aujourd’hui un sens fondamentalement différent ? Peut-être pas. L’exposition de Bordeaux a bénéficié du Project on the City de la Harvard Design School, des conférences de Koolhaas sur le delta de la rivière Pearl, des recherches et des expositions de Boeri, des travaux de Kwinter et d’autres. Avec MUTATIONS, arc en rêve a signé une exposition majeure, moins en initiant quelque chose de nouveau qu’en ayant recours à des énergies existantes. Sans vouloir minimiser ce qui a été réalisé, il faut reconnaître que MUTATIONS s’appuyait sur des travaux déjà en cours.

Il est donc assez difficile de donner à une personne en particulier la paternité de concepts qui sont relativement courants aujourd’hui, et qui, dans le meilleur des cas, ont été abordés et discutés dans des contextes académiques. Outre la question géographique, le temps est un aspect à prendre en compte. En 2000, Google n’en était qu’à ses balbutiements et n’était pas encore un média social ; la communication avait alors un sens bien différent.

Sans vouloir faire allusion au 11 septembre, 2001 fut une année extrême. L’exposition MUTATIONS fut la première pierre de l’édifice, bientôt suivie par « The Harvard School of Design Guide to Shopping » et « The Great Leap Forward », qui porte sur l’ampleur et la vitesse sans précédent de l’urbanisation dans la région du delta de la rivière Pearl. Ainsi, en l’espace d’un an, trois épais volumes ont vu le jour, en partie issus des recherches initiées par Koolhaas à Harvard, qui remettent en question nos concepts et nos points de vue sur la « ville ».

En fait, cinq tomes étaient prévus, mais les recherches sur la Rome antique et sur Lagos ne se sont pas matérialisées en tomes trois et quatre de Project on the City. Nous pouvons donc nous réjouir du fait que certaines parties aient été présentées à MUTATIONS. Sinon, nous en serions encore à devoir imaginer en quoi ces deux sujets auraient consisté.

Les quatre ateliers de recherche de Harvard étaient censés sonder le paysage urbain en des points stratégiques, pour mieux connaître les forces et les couches cachées sous la surface, mais aussi pour remettre en question certains principes fondamentaux. En fin de compte, ces recherches constituent une critique sur la manière dont la profession a problématisé (et problématise encore souvent) ses objets d’étude. Il s’agit là d’une tentative permettant de mieux comprendre les modes de fonctionnement et d’avancée de différentes réalités urbaines.

Lagos – Harvard Project on the City / photo : Lagos, Nigéria, 2002 © Edgar Cleijne

Pour MUTATIONS (le livre), ces questions ont donné lieu à une publication fascinante et souvent très belle, mais qui pâtit parfois d’un certain déséquilibre. La partie consacrée à la cité romaine, par exemple, se relie difficilement aux autres parties du livre, et le chapitre consacré à Lagos n’est pas vraiment étoffé dans son argumentation ; quant à la partie agencée par Hans Ulrich Obrist, « les rumeurs urbaines », il apporte une dimension radicalement subjective mais semble avoir été ajouté après coup, malgré les exceptionnelles contributions qui le constituent.

Mais si l’on considère plus largement le point de vue conceptuel du livre, il ne semble pas que nous soyons allés beaucoup plus loin ces vingt dernières années. Par exemple, Benjamin Bratton peut à première vue donner l’impression de proposer une vision alternative avec sa « théorie de l’empilement », mais quand on y pense, il s’agit plus d’un prolongement et d’un parachèvement que d’un renversement.

Ce qui reste frappant, c’est que MUTATIONS (le projet comme sa publication) est animé par une fascination pour ce phénomène qu’on appelait autrefois la « cité », sans pour autant s’embarrasser d’un quelconque romantisme ou technophilie. Comparons par exemple avec Architecture sans architectes de Bernard Rudofsky, encensé lors de sa publication en 1964, beaucoup moins aujourd’hui. L’ouvrage cherche clairement à reformuler le rôle et la réalité de l’architecture. Il semble vraiment embrasser le « réel » et placer sa confiance dans « la sagesse des foules », avec le sous-entendu romantique que « le naturel » et « l’indigène » sont supérieurs à la nature fantasque et intellectuelle de l’Architecture avec un grand A.

Dans MUTATIONS, c’est le contraire (s’il existe quelque chose pouvant incarner le contraire dans cette figure de rhétorique), une valorisation presque perverse de la « perte de contrôle ». Il n’y a ni avenir ni passé, mais un « maintenant » en constante mutation. Quand on voit les antennes de Lagos, il est difficile de ne pas partager cette fascination pour ce que peut être la « ville » et comment celle-ci peut fonctionner indépendamment du sens, de la conception et de l’intention. De ce point de vue, oui, nous devons beaucoup aux apports de MUTATIONS.

Dans une élégante allusion à l’organisation hôte, le critique de Libération déplorait que l’Utopie ait été exclue de l’exposition, qu’il n’y ait pas d’espace (de place) pour rêver l’avenir3. Mais n’était-ce pas justement là l’idée ? De se livrer à un véritable examen objectif de la réalité et d’avoir les pieds sur terre ?

 

 

 

1. Hans Ibelings, « Junkspace », NRC, 21 décembre 2000.

2. Ibid.

3. Hervé Gauville, « Mutations archi immobiles », Libération, 11 janvier 2001

Culture, politique, qualité architecturales

Arjen Oosterman, (1956) est un critique d’architecture, éditeur, enseignant et curateur. Avec une formation en histoire de l’architecture, il rejoint les rangs d’Archis en 1990, puis devient rédacteur en chef de la revue qui lui succède : Volume (2007-2020). En tant que responsable d’édition, il s’est occupé de la publication d’ouvrages et de projets tels que Architecture of Peace et Self Building Building, ainsi que d’événements et d’expositions. Il a enseigné l’histoire de l’architecture et s’est spécialisé dans la recherche et l’écriture, dans plusieurs écoles d’architecture aux Pays-Bas et à la HEAD à Genève. S’il a surtout publié des articles dans Archis et Volume, il a aussi contribué à l’Architecture d’Aujourd’hui, Baumeister, Rassegna et Manifesto. Il a par ailleurs contribué à de nombreux ouvrages monographiques ou collectifs sur l’architecture néerlandais contemporaine. Membre de nombreux jurys et  prix, il a donné plusieurs conférences dans le monde entier. 

 

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