Deux jeunes idiots

hommage de François Chaslin à Jean-Louis Cohen

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Le 18 juillet mourait Alexandre Adler, et le 7 août Jean-Louis. Serge Petre-Souchet, qui est un esprit réaliste et donc pessimiste, m’écrivait qu’en 1967, lorsqu’il débarquait de Roumanie, il avait connu trois amis : les défunts et moi-même. « À qui le tour, demandait cet adepte du jamais-deux-sans-trois : toi ou moi ? » J’ai pris les devants et sans trop tarder, le 16 août, je lui annonçai qu’un crabe venait de s’installer dans mes anfractuosités. C’était moi qu’à son tour visait la camarde.

Toujours est-il qu’il me revient ce soir de parler de ce que fut Jean-Louis du temps de notre jeunesse puisque je lui survis.
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Deux jeunes idiots

Une falaise de savoir fut, un jour d’été, heurtée par une guêpe : ce fut la falaise qui croula. Jean-Louis les craignait, les guêpes. S’il s’en approchait une, il agitait ses pattes d’ours comme il le faisait en tous sens autrefois, jeune homme, lorsque l’on fumait près de lui. Cette guêpe-ci, j’imagine qu’il l’avait assommée d’un coup bien ajusté. Il l’avait coupée en deux dans son assiette, à la pointe du couteau. Il avait repris la conversation, ou sa lecture. Il avait repris son repas. Il l’avait avalée. Il s’est écroulé.

On se souvient de tout. D’une promenade sous un châtaignier au-dessus des Combes, avec Alexandre. D’un verre de cointreau (nous buvions du cointreau) au sortir d’Un homme et une femme. C’était à Sète ou à Narbonne. On se souvient de tout. On le croit. Et les autres s’en souviennent aussi. Et puis les autres meurent et les souvenirs, au lieu de revenir, s’effacent. Ou plutôt, on prend conscience de ce que l’on ne se souvenait pas si bien que cela. La mémoire s’est écrasée avec le bruit de bouteille en plastique chiffonnée qu’imitent les ordinateurs.

Nous nous étions connus il y a soixante ans. Le siècle avait soixante-trois ans et nous quatorze ou quinze. C’était dans une colonie de vacances, à la neige, en Tchécoslovaquie. Nous nous sommes aimés, si je puis dire, longtemps. Jusqu’à ce que notre rencontre avec nos compagnes (rencontre tardive, je dois l’avouer) nous écarte l’un de l’autre lentement, sans un mot, sans la moindre fâcherie. Notre amitié avait duré dix ou douze ans, entre nos quinze et vingt-cinq ans avant de se dissoudre. Pour des raisons politiques aussi : il avait conservé et même consolidé ses inclinations communistes et entamé sa prodigieuse carrière universitaire, j’avais plutôt fréquenté des milieux gauchistes d’après mai, désenchantés, en rupture de ban, et poursuivi ce chemin de « l’âne qui zigzague, muse un peu » qu’a dénoncé Le Corbusier.

L’ancienne amitié nous travaillait, nous avions renoué sans pour autant beaucoup nous revoir. Je vivais au bord de la mer d’Iroise, en Bretagne. Lui travaillait dans le monde entier et notamment à New-York, à trois mille milles nautiques de là. Entre nous, la mer à boire. On s’écrivait. Il aurait dû préfacer mon prochain livre dont je lui avais envoyé plusieurs états du manuscrit et qu’à défaut de préface, je vais lui dédier.

Tout anticommuniste que je sois, que je sois devenu, notamment après que parurent les ouvrages de Soljenitsyne, j’ai grâce à lui connu de l’intérieur ce monde des intellectuels, des municipalités et des ouvriers communistes, de l’ancien peuple aujourd’hui passé à droite. Ce monde que je ne voudrais blesser personne en le qualifiant de stalinien, ce monde terrible, contradictoire, à tant d’égards épouvantable, monde des mensonges enfouis en secrets de famille, des illusions lyriques et des désillusions, du dégrisement et des fraternités.

Grâce à lui aussi, j’ai été juif. Et je le suis resté. Juif ashkénaze. Nous parlions autrefois en pseudo-yiddish. Nous parlions par jeux de mots systématiques. Nous ne disions jamais le Républicain lorrain mais le Répugnant lorrain, le Badin de Paris, le Connard enchaîné. Nous ne disions jamais Le Monde mais L’Immonde (ce qui était idiot). Nous étions de jeunes idiots.

Nous parlions en chansons. Ferré, Aragon, les « bas quartiers de bohémiens ». Mac Orlan et son Chinois sorti de l’ombre : « sa casquette était de marine, ornée d’une ancre coraline ». Montéhus, Boris Vian, Bobby Lapointe et les Angevines de poitrine : « Ta Katie t’a quitté, tic-tac-tic-tac ». Les chants russes : Kalin-ka-kalin-ka-kalin-ka-moïa et espagnols : Rum balabum balabum bam bam! Nous étions éclectiques et ne dédaignions pas L’Orient est rouge (Mao Zedong zhu xi wan sui !). Et c’est en brandissant La Cause du peuple que nous avions descendu les Champs-Elysées en auto à rebours des dernières vagues de la marée gaulliste qui achevait de monter vers l’Étoile au soir du 30 mai 1968 et qui nous chahutèrent un peu. Nous étions de jeunes idiots.

Jean-Louis était dense, un concentré d’énergie. Je l’ai vu deux fois rompre sous lui les fauteuils de l’ancienne cinémathèque, s’en enfoncer les tenons métalliques dans chacune des hanches et hurler. Je l’ai vu casser sous son poids le siège avant de ma 2cv. Nous l’avons ressoudé dans un garage de Lapalud, le tube avait fondu, perdu quelques centimètres et le siège pencha définitivement vers la droite. Souvent il prenait du poids, et il en souffrait car dans son esprit il était mince et dansant. Je l’ai vu se rouler par terre en gémissant boulevard d’Athènes, à Marseille : il s’était fracassé le crâne en sautant dans un escalier trop bas de plafond. Voici pour l’os frontal. Je l’ai vu d’un coup de tête briser la glace arrière d’un wagon du métro parisien en s’asseyant sur le strapontin de bois. Voici pour l’occiput. Le frontal, l’occiput : on comprend que son cerveau ait été si plein, bien tassé.

Lorsque nous descendions le boulevard Saint-Michel, il y faisait des galipettes. Dans le sens de la pente. Nous escaladions les édifices. La cathédrale de Strasbourg une nuit d’hiver, au retour de Hongrie. Et la tour Eiffel : on pouvait accéder à son deuxième niveau, à mi-hauteur donc, par le pied sud-est au prix d’un rétablissement un peu difficile sur le gros boudin de pierre qui entoure chacun des quatre sabots de l’édifice. Il le pratiquait merveilleusement. Nous contournions la herse métallique griffue qui interdisait l’accès à la partie souterraine du canal Saint-Martin à peu près au niveau de la passerelle de l’Hôtel du Nord, quai de Jemmapes, ce qui, au prix de deux kilomètres de nuit, permettait de se rendre jusque sous la colonne de juillet, face à l’énorme grille qui interdit l’accès au bassin de l’Arsenal.

Passons aux aveux. Si un jour ses archives et ses livres devaient être dispersés, il conviendra, comme pour le British Museum, d’engager une politique préalable de restitution. Car je dois avouer que la propriété de nombre de ses livres, comme évidemment des miens, n’est pas établie. Il en fut ainsi de quelques bouteilles de whisky, d’une terrine de trompe d’éléphant subtilisée chez Fauchon, d’une roue de fromage d’une quarantaine de kilos que nous fîmes rouler rue Saint-Martin comme on pousse un pneu. Nous étions de jeunes idiots.

Nous partions quelquefois des restaurants en courant. De chez Vattier, derrière les pavillons de la boucherie, aux Halles, dont nous aimions le steak moutarde, de chez Jenny à la République, dont nous aimions la choucroute, de chez Dagorno place Saint-André-des-Arts dont nous aimions le ris de veau (était-ce bien Dagorno ? Je ne sais plus­ ; sans doute pas). Il y a prescription car ce crime, celui de grivèlerie dit aussi filouterie, se prescrit après un délai de six ans à compter de la commission des faits. Nous étions de jeunes idiots.

Je dois noter qu’il avait maladroitement volé un maillot de bain à la Belle Jardinière, près du Pont-Neuf, ce qui nous valut une journée en compagnie de prostituées dans la cage de fer d’un commissariat de police des Halles ; sa maladresse était due à ce que nos vestes étaient alourdies de diverses fournitures que nous avions détournées juste en face, à la Samaritaine. C’était en juillet 1968, je partais le lendemain pour un camp de jeunes gauchistes à Cuba et lui, je crois bien, pour une rencontre de jeunes staliniens à Berlin-Est. Voyez que le crime rassemble, au-delà des dissensions politiques, plus passagères.

Jean-Louis n’a jamais appris le breton mais on dit qu’il parlait néanmoins sept langues. Du néerlandais, il jugeait que c’était plutôt une maladie de gorge, un raclement, un enrouement. Nous apprenions le minimum au cours de nos voyages et j’ai tout oublié, conservant dans ma bibliothèque quelques épaves : le cesko francouzský kapesní slovník du docteur Vladimír Smolák, et le Mohadaçât égyptien de Mahmoud Mohamed Salem, manuel de conversation arabe pour les voyageurs anglais et français. Langue agglutinante, le hongrois nous avait paru d’une difficulté désespérante.

Sur une photographie prise dans une chambre d’hôtel à Vienne, je retrouve Alexandre Adler, si mince, Jean-Louis, plus étoffé, le visage encadré de favoris à la manière austro-hongroises (plus exactement d’une barbe à la Souvarov), et moi maigre avec une trop mince moustache. Cette année-là, notre couple avait quelque chose de celui des Valseuses. Les filles en moins. Nous ressemblions aux compères du poème de Hugo Les Tuileries, que venait de mettre en musique Colette Magny : « Nous sommes deux drôles / Aux larges épaules, / De joyeux bandits, / Sachant rire et battre, / Mangeant comme quatre, / Buvant comme dix. (…) Nous vivons. En somme, / (…) La vie est diverse. / Nous bravons l’averse / Qui mouille nos peaux / Toujours en ribotes / Ayant peu de bottes / Et point de chapeaux. » C’était à peu près ça. A peu près. A peu près seulement, car nous n’allions pas « le dimanche / avec Lise ou Blanche / dîner chez Richard ».

À défaut de filles, il y avait les films à la Cinémathèque ou rue Champollion que nous ingérions en quantités déraisonnables. J’ai toujours identifié Jean-Louis à Octave, le personnage qu’incarne Renoir dans La Règle du jeu. Sentimental, entravé, un peu lourd de corps, parfois désemparé. Ce film oublié était ressorti en 1965 et nous en connaissions les répliques : celle où l’ancien braconnier qu’interprète Carette remercie le marquis de la Cheyniest : « Monsieur le Marquis a voulu me relever en faisant de moi un domestique, je ne l’oublierai jamais. » Et surtout, surtout ce poignant : « T’es emmerdé, hein, Schumacher ? »

Je n’ai pas parlé d’architecture. C’est qu’elle était partout, de manière compulsive, sur un mode boulimique plutôt que méditatif ou analytique : voyages, villes traversées en tous sens à la vitesse des boules de flipper aidés des Map Guides de la revue Architectural Design, livres, revues des années vingt et opuscules achetés auprès des bouquinistes, bookstores, des antikvariaten des pays de l’Est, de l’éditeur pétainiste qui conservait près de Saint-Sulpice des stocks de littérature corbusiste des années sombres ou chez tel autre qui avait des piles de numéros invendus de La construction moderne. Des publications qui, pour peu d’années encore, n’intéressaient personne. Nous découvrions l’art nouveau, Picassiette, Cheval et les architectures naïves, Gaudi, les monuments du nazisme, les bunkers, les siedlungen et les architectures nudistes peu connues, plus tard la Cité radieuse.

On dessinait peu, on photographiait vite et sans grand soin, on grapillait, on accumulait. Nous vivions, en somme. « Goulûment et vite ».

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Texte de François Chaslin pour la conférence hommage à Jean-Louis Cohen au Pavillon de l’Arsenal le 24 novembre 2023.

 

 

 

Jean-Louis Cohen à l’occasion d’une conversation avec Alexandre Chemetoff, en 2009 à arc en rêve / © Rodolphe Escher