Ralentir vite

par François Barré
texte écrit pour le FORUM EUROPÉEN DES POLITIQUES ARCHITECTURALES
architecture et développement durable
/ Bordeaux / 09-10 octobre 2008

 

En 1919 Valéry écrit La Crise de l’esprit 1 dont la première phrase « Nous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles » est un appel au ressaisissement des valeurs de l’Europe. En 1945, après une autre guerre, il publie Le temps du monde fini commence 2 constat de la clôture de notre espace et de la nécessité de changer nos façons d’être : « Les habitudes, les ambitions, les affections […] ne cessent point d’exister, mais […] transportées dans un milieu de structure très différente, elles y perdent leur sens et deviennent causes d’efforts infructueux et d’erreurs 3 ». Cet avertissement n’a pas été entendu. Á l’espace aujourd’hui borné s’ajoute un temps peut-être compté. Les espaces infinis et l’éternelle nature ont fait leur temps.

Après des années d’aveuglement, l’évidence saute aux yeux : la nature, les éléments, les ressources, l’énergie, le climat appellent une écologie politique sans laquelle le monde fini pourrait vivre son épuisement. Il nous faut revisiter nos mythologies. Le progrès d’abord : « la grande mue 4 » d’une société technicienne emportée par la croissance obligée et le profit comme objectif ultime engendre des tensions, dissout les milieux et détruit les solidarités. La vision téléologique de notre destin collectif ensuite : ni la main de dieu, ni la main invisible du marché ne peuvent remplacer le pouvoir de la raison et de la délibération commune. La fin du présent éternel enfin : il faut cesser d’oublier l’avenir et le réhabiter. Le luxe et la mode symboles clinquants de notre société présentiste sont les récits d’un aujourd’hui sans fin et sans finalité.

Les architectes et les urbanistes, acteurs d’une histoire de la trace et de la pérennité, ont une relation utile au monde pour y faire habiter l’homme et constituer les établissements humains. Mère de tous les arts et compagne de tous les pouvoirs, l’architecture doit se préoccuper davantage des usages que des mirages, être au monde et de quelque part, dialoguer avec un contexte plutôt qu’avec elle-même. Nous vivons un double mouvement d’accumulation des richesses et des savoirs. La première financiarise le monde et conduit à la prédation. La seconde nous rend plus habiles et permet la réparation. Transformons la science économique en science des richesses mesurées et partageables. Transformons la réparation en prévention. Remplaçons la magie des mains invisibles en culture du projet : celle-là même qui fonde la maîtrise des architectes. « Penser globalement, agir localement » affirmait Jacques Ellul dès les années trente.. Ainsi peut-on tisser du lien et donner lieu.

Fernand Léger avertissait ainsi les architectes 5 : « Au point de vue artistique je vous dis : « bravo ! Vous avez créé un fait architectural absolument nouveau. Mais au point de vue urbain-social, vous avez exagéré par excès de vitesse. Si vous voulez faire de l’urbanisme, je crois qu’il faut oublier que vous êtes des artistes. Vous devenez des “sociaux”. Vous êtes condamnés à traiter avec des “moyennes” […] Vous avez derrière vous et à vos côtés des hommes qui attendent quelque chose, il y a nécessité pour vous de les regarder plus attentivement. Mettez vos plans dans vos poches, descendez dans la rue, écoutez-les respirer, vous devez prendre contact, vous tremper dans la matière première, marcher dans la même boue et la même poussière. »

L’ère du développement durable commence. Au-delà des imaginations de bureau et de la déraison des normes, l’architecture d’un monde durable doit réinventer la relation, redevenir une architecture désirable, non une utopie sans récit mais l’expression complexe d’un projet collectif. La liberté se joue et s’éprouve face aux contraintes. Les architectes le savent mieux que quiconque. Il vous revient de hausser le ton et de vous engager dans une œuvre chorale au sein de cette Europe qui trop économique, a négligé la culture. Le Forum Européen des Politiques Architecturales qui réunit tous les talents portera cette ambition et conduira le mouvement.

 

 

 

1. Paul Valéry, La crise de l’esprit  première publication en anglais in Athenæus, Avril-Mai 1919.
2. Paul Valéry, Regards sur le monde actuel, Editions Gallimard, Paris 1945
3. Ibid
4. Selon l’expression de Bernard Charbonneau, l’un des inventeurs avec son ami Jacques Ellul, bordelais comme lui, de l’écologie.
5. Fernand Léger – Parole au Peintre – Congrès des CIAM – Athènes 1933

François Barré est président d’arc en rêve  centre d’architecture de 2007 à 2011,
il a également été président des Rencontres de la photographie d’Arles de 2001 à 2009,
membre du conseil scientifique du musée d’Art moderne de Saint-Étienne. François Barré
est ancien élève de l’École nationale d’administration (ENA). Il crée avec François Mathey
le Centre de création industrielle qui s’installa plus tard à Beaubourg.
Il fut aussi conseiller du président de Renault pour la création architecturale,
directeur du Parc et président de la Grande Halle de la Villette ;
délégué aux Arts plastiques (ministère de la Culture), président du Centre Pompidou.
Directeur de l’Architecture et du Patrimoine (ministère de la Culture) il a initié le projet
de la Cité de l’architecture et du patrimoine.