explorations
Je cours vers toi pour lacer tes chaussures

par Clément Paradis historien de l’art et de la photographie

Les Salesses Cezalliers ©Tabuchi-Monnier

Dans la chanson de Brian Eno « I’ll Come Running (To Tie Your Shoe) », dont le titre peut se traduire en français par « Je cours vers toi (lacer tes chaussures) », une voix insouciante se pose sur le canevas des synthétiseurs, de la caisse claire, et des cordes confondues de la guitare et de la basse. Elle parle de passer ses journées à regarder par la fenêtre. Elle évoque aussi l’errance, les saisons changeantes. Quelle partie de tout cela est audible, quelle autre se mêle au bruit du moteur lorsque Nelly Monnier et Eric Tabuchi sillonnent les départementales par temps gris? Je ne sais. Mais au moins, nous voilà informés sur l’origine du titre de leur exposition.

Il est vrai qu’au premier abord, cette narration ne fait pas très « architecture ». Le disque Another Green World, qui contient le morceau, se présente lui-même comme un album-paysage, cheminant entre renoncement aux accents pop et devenir ambiant de l’œuvre d’Eno. Dans cette infra-architecture de textures sonores, on navigue entre assurance turbulente et tranquille fragilité. Et il n’y a aucune certitude que tout cela puisse être reproductible, même avec une partition en main.

Seulement voilà, si l’on en croit Nelly Monnier et Eric Tabuchi, les bâtiments qui façonnent le paysage de nos « régions naturelles » ne sont pas étrangers à cette dynamique. Combien de maisonnettes, d’abris, d’appentis présentent également cette juxtaposition de matières? Combien témoignent de ce curieux élan qui superpose le moellon et la brique, tresse le métal et le bois, en comptant sur un savoir empirique transmis de bouche à oreille, de génération en génération?

L’Atlas des Régions Naturelles (ARN) est le fruit d’une attention particulière à cette forme de modestie. Et aussi d’un goût prononcé pour l’aventure, l’exploration, voire l’exotisme. Ce qui nous est offert, c’est un accompagnement vers le vernaculaire, un pas de côté pour avancer sans crainte hors des sentiers balisés de la France des grands axes, quitte à semer le trouble dans les connaissances que nous croyions avoir de notre environnement.

De l’autre côté de la porte du jardin décrite par Brian Eno dans sa chanson, que découvrirons-nous? Des autoconstructions, des initiatives commerciales prises en urgence, des maisons de maçons… Ici une famille entreprenante qui a bouché une fenêtre, là un ami qui a aidé sur un coup de tête à l’édification d’une extension qu’on n’a pas encore trouvé le temps de crépir. Depuis ces lisières, on voit l’art brut. On observe aussi tout un territoire moins ancré que l’on ne pourrait le penser dans des esthétiques calibrées ou des folklores. La France de l’ARN est plutôt unifiée par un réseau de pratiques, dont la plus importante a longtemps été le bricolage. Alors que même cette activité est aujourd’hui menacée de standardisation, la photographie en collecte les traces, la nécessité, la fantaisie et remet en question l’architecture savante.

Occupant l’espace de la galerie blanche d’arc en rêve, l’exposition Je cours vers toi pour lacer tes chaussures se présente comme un éloge absolu du rafistolage, du rapiècement, de la réparation, contre toutes les réfections postmodernes. Elle porte pour l’architecture le message écologique par excellence, maintenant que l’on sait que l’essentiel des gaz à effet de serre émis par un bâtiment au cours de sa vie l’est au moment de sa construction. Il y a donc de la vertu dans l’acceptation de l’imperfection. Et comme le disent parfois Nelly Monnier et Eric Tabuchi, « abondance de moyens nuit ».

Si l’argent coulait à flots en effet, rien de ce qu’ils montrent ne serait visible. Chacun aurait sans doute acheté sa petite place sur les pentes balisées de l’esthétique contemporaine. Pour cette raison, leurs expositions ne donnent pas à voir de scénographies, mais plutôt des dispositifs fonctionnels et modulables.
Dans les pavillons thématiques qu’ils déploient, le marché des images prend un nouveau tour. C’est un marché des quatre saisons dont il faut passer les rideaux et tentures, explorer les étals. Et ne pas trop toucher les stickers, qui tiennent une partie de la structure. Il faut aussi ne pas tarder à en profiter : bientôt tout cela sera de nouveau déménagé, rangé dans une camionnette pour être remonté ailleurs – différemment sans doute, sans trop de casse on espère. Dans l’entretemps, les artistes-artisans auront continué leur cueillette.

Quant à Brian Eno, disons enfin qu’il a paradoxalement produit une musique étonnamment peu dissonante. Ses bricolages, pour aventureux qu’ils soient, s’écartent rarement de la norme chromatique : un équilibre s’est construit entre les périls de l’exploration plastique et le dialogue avec l’auditoire le plus divers. C’est peut-être encore là le message de l’ARN : aussi biscornu soit-il, le monde présenté est habitable, partageable, il est en fait déjà le nôtre. Libre donc à nous de nous y enfoncer plus profondément – une fois nos chaussures bien lacées.

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In Brian Eno’s song “I’ll Come Running (To Tie Your Shoe)”, the title of which can be translated into French as “Je cours vers toi (lacer tes chaussures)“, a carefree voice settles over a canvas of synthesizers, snare drum and the blended strings of guitar and bass. It talks about spending its days looking out of the window. It also talks about wandering and the changing seasons. What part of all this is audible, what other part mingles with the sound of the engine as Nelly Monnier and Eric Tabuchi drive along the country roads on a grey day? I don’t know. But at least we know where the title of their exhibition comes from.

It’s true that, at first glance, this narrative doesn’t sound very “architectural“.
The album Another Green World, which contains the track, presents itself as a landscape album, moving between the renunciation of pop accents and the ambience of Eno’s work. In this infra-architecture of sound textures, we navigate between turbulent assurance and quiet fragility. And there’s no guarantee that any of it can be reproduced, even with a musical score in hand.

But if Nelly Monnier and Eric Tabuchi are to be believed, the buildings that shape the landscape of our “natural regions“ are no strangers to this dynamic. How many cottages and sheds also feature this juxtaposition of materials? How many of them bear witness to this curious impetus that superimposes rubble and brick, braids metal and wood, relying on empirical knowledge handed down by word of mouth, from generation to generation?

The Atlas des Régions Naturelles (ARN) is the fruit of a particular attention to this form of modesty. It is also the result of a pronounced taste for adventure, exploration and even exoticism. What we are being offered is a guide to the vernacular, a step aside so that we can move fearlessly off the beaten track of mainline France, even if it means upsetting the knowledge we thought we had of our environment.

On the other side of the garden gate described by Brian Eno in his song, what will we discover? Self-builds, rushed commercial initiatives, bricklayers’ houses… Here’s an enterprising family who’ve blocked up a window, there a friend who’s helped on a whim to build an extension that we haven’t yet found the time to plaster.
From these edges, you can see art brut. We can also observe a whole territory that is less rooted than one might think in calibrated aesthetics or folklore. France in the ARN is unified by a network of practices, the most important of which has long been “do-it-yourself“. But even this activity is now threatened by standardization, photography collects traces of it, the need for it, and calling by doing so into question learned architecture.

The exhibition Je cours vers toi pour lacer tes chaussures stands as an absolute eulogy to tinkering, patching and repairing, against all post-modern reconstructions. It conveys the ultimate ecological message for architecture, now that we know that most of the greenhouse gases emitted by a building during its lifetime are emitted at the time of construction. So there is virtue in accepting imperfection. And as Nelly Monnier and Eric Tabuchi sometimes say, “abundance of means is detrimental”.

If money were abundant, none of what they show would be visible. Everyone would no doubt have bought their own little place on the well-trodden paths of contemporary aesthetics. For this reason, their exhibitions do not feature scenography, but rather functional, modular installations.
In their thematic pavilions, the image market takes on a new twist. It’s a four-season market, where you have to pass through the curtains and drapes and explore the stalls. And don’t touch the stickers, which hold up part of the structure. And don’t wait too long to soon it will all be moved again, packed away in a van to be reassembled elsewhere—differently, no doubt, but hopefully without too much breakage. In the meantime, the artist-craftsmen will have continued their harvesting.

As for Brian Eno, paradoxically he has produced music that is surprisingly free of dissonance. His bricolages, adventurous as they are, rarely deviate from the chromatic norm: a balance has been struck between the perils of plastic exploration and dialogue with the most diverse of audiences. And perhaps that’s the message encrypted in the atlas: however convoluted it may be, the world presented is habitable, shareable, and in fact already ours. So it’s up to us to go deeper into it—once we’ve laced up our shoes.

Clément Paradis, art and photography historian

Je cours vers toi pour lacer tes chaussures
Eric Tabuchi et Nelly Monnier, photographes

exposition du jeudi 26 octobre 2023 au dimanche 24 mars 2024
galerie blanche