écrans urbains #5
ville architecture paysage au cinéma

L'homme de Rio de Philippe de Broca L'homme de Rio de Philippe de Broca /
L'homme de Rio de Philippe de Broca L'homme de Rio de Philippe de Broca /
«Perfumed Nightmare» de Kidlat Tahimik, 1977 «Perfumed Nightmare» de Kidlat Tahimik, 1977 /
«Perfumed Nightmare» de Kidlat Tahimik, 1977 «Perfumed Nightmare» de Kidlat Tahimik, 1977 /
L'homme de Rio de Philippe de Broca L'homme de Rio de Philippe de Broca /

arc en rêve centre d’architecture, propose
le cycle de films écrans urbains ville architecture paysage.
Organisé en partenariat avec le cinéma Utopia
et la revue l’Architecture d’Aujourd’hui
pour explorer les liens entre architecture et cinéma.

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vendredi 23 juin 2023, 20:00
L’homme de Rio de Philippe de Broca, 1964 (110′)

 

L’homme de Rio

Réalisé en 1964 par Philippe de Broca, sur un scénario d’Ariane Mnouchkine et Jean-Paul Rappeneau, L’homme de Rio est un film d’aventure ethnographique. Malgré ses maladresses, le film a conservé une vraie fraîcheur, en partie due au charme de Françoise Dorléac, mais aussi à l’intrépidité de son scénario qui fait fi de toute forme de vraisemblance. Il déploie l’histoire d’un jeune militaire en permission, incarné par Jean-Paul Belmondo, qui se lance, par amour, à la recherche de statuettes brésiliennes à l’insondable secret. La série d’aventures auxquelles le héros se trouve confronté est à l’image des coupes brusques qui interviennent dans le film : il ne s’agit jamais de « raccorder », de réconcilier les séquences entre elles, mais au contraire de faire croire à l’impossible. Il semble qu’un certain nombre d’épisodes de Tintin aient été à l’origine du film, qui repose effectivement sur l’invention d’une civilisation maltèque, dont les descendants auraient à cœur de récupérer leur trésor. Le film est une fable, comprise dans une boucle temporelle et spatiale (la gare de Lyon ouvre et clôt le film), qui s’adosse sur une ironie mordante, soumettant tous ses personnages à une forme de critique résolument acerbe.
La réussite du film repose sur un grand écart entre le début et la fin, qui accentue le rocambolesque du scénario. Les toutes premières séquences se déroulent au Musée de l’Homme, où l’une des statuettes est dérobée. On y découvre le musée tel qu’il se présentait aux visiteurs en 1964, dans une muséographie surannée, aux ambitions néanmoins scientifiques. Les objets présentés en vitrine sont, à l’instar de la statue volée, le produit d’explorations mystérieuses associant chercheurs et aventuriers. Cette dimension énigmatique est traitée avec beaucoup d’esprit par la musique doucement moqueuse de Georges Delerue.
Le film se déplace ensuite au Brésil, notamment à Rio puis à Brasilia. Face à un Paris filmé de la façon la plus convenue possible, c’est le Brésil moderne, bien que travaillé par ses archaïsmes « maltèques », qui retient l’attention du réalisateur. Dans une scène de poursuite fameuse, Belmondo transforme Brasilia, alors encore en chantier, en un gigantesque terrain de jeu. Sa silhouette se détache des immenses bâtisses dessinées par Niemeyer, ovnis architecturaux et fantasmatiques posés en plein désert. Le sable ocre recouvre son complet blanc. On est loin de la place du Trocadéro.

Texte de Clara Schulmann initialement publié dans la revue Tracés.

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mardi 28 février 2023, 20:00

Perfumed Nightmare de Kidlat Tahimik, 1977 (93′)

 

Traverser n’importe quel pont, en diagonale

Dans le paysage cinématographique philippin est apparu récemment un genre inédit : les OFWs Films (Overseas Filipino Workers Films), fictions sentimentales qui mettent en scène la vie de travailleurs émigrés philippins au Canada, en Italie, au Qatar… Près de dix millions de travailleurs originaires des Philippines travaillent aujourd’hui à l’étranger, soit 10% de la population totale : une institution pour un pays qui a fait de l’exportation de main d’œuvre (dans le secteur de la construction notamment) un rouage essentiel de son économie. Participant de la comédie romantique, du travelogue et de la propagande, l’OFWs Film relève surtout de la contrefaçon en mélangeant les genres : contrat de travail contre carte postale. Kidlat Tahimik, qui est aujourd’hui considéré comme le père du cinéma indépendant philippin, a fait le voyage dès les années 1970.

Perfumed Nightmare (1977) devance et raconte sans doute mieux que n’importe quel OFWs Film – et avec tellement plus d’invention, de bizarrerie et de poésie – la condition d’un travailleur émigré. Dans son premier film, Kidlat Tahimik incarne un drôle de personnage, mi-candide mi-sagace, conducteur de jeepney assurant le transport de passagers depuis son village vers Manille. Étourdi par la propagande radiophonique de Voice of America, il est aussi le président du fan-club Wernher Von Braun (transfuge et inventeur des rampes de lancement qui ont expédié les Américains sur la Lune).

« Je suis Kidlat Tahimik. Je choisis mon véhicule et je peux traverser n’importe quel pont », déclare le réalisateur à trois reprises, au début du film — en tagalog et en anglais. Eric De Guia (son nom de naissance) prend alors son nom d’artiste : c’est une première déclaration d’indépendance. Le pont qu’il traverse — construit par les Espagnols, dit-il et que les ingénieurs militaires américains ont vainement tenté d’élargir — est quant à lui une possible métaphore du cinéma (et de l’architecture), emprunté par ceux, dit-il encore, « qui font de gros profits [aussi bien que par] ceux qui font de petits profits ». À l’occasion d’un voyage en Europe au service d’un businessman américain qui a promis de l’emmener à Cape Canaveral, il échange naïveté contre désillusion. Alors qu’il travaille pour la concession parisienne d’une entreprise de machines de boule de gomme, il observe de près la transformation des modes de socialisation et d’organisation du travail dans un pays moderne : en l’espèce, les vendeurs du traditionnel marché des quatre saisons de l’ancien quartier des Halles disparaissent au profit de ce qu’il perçoit comme un affreux supermarché : le Centre Pompidou, alors en construction, incarnant la transition d’un monde à l’autre à bien des égards (en diagonale, suivant la pente de son escalator), structuraliste tardif mais sans doute déjà trop théâtral dans ses partis pris pour ne pas être pressenti comme un monument post-moderniste (voire parodiquement « high-tech »). Déçu, Kidlat rentre aux Philippines (pour construire une maison en bambou et feuilles de cocotier tressées : une maison « durable­ » avant l’heure) et s’envole dans l’une des cheminées qui ornent le toit du musée, qu’on surnomme alors « Notre-Dame de la Tuyauterie ».

Dans l’œil du cinéaste, le bâtiment de Renzo Piano et Richard Rogers est un totem à déconstruire : le caractère impur de sa postmodernité, arraché à la seule sphère stylistique, est interrogé dans sa concomitante avec les mutations systémiques du capitalisme, engendrant ici et ailleurs des monstres de condition historico-esthétique, des formes de congestion idéologico-politique. À la fantaisie syncrétique du bâtiment, comptable d’une conscience historique désarticulée (propre à la condition postmoderne), s’oppose ainsi la prise de conscience de l’apprenti cinéaste qui négocie une place, en toute lucidité et depuis la perspective spécifique qu’implique sa position dans un système globalisé. Werner Herzog, qui a cédé à Kidlat Tahimik le stock de pellicule 16mm périmé qui lui a permis de réaliser Perfumed Nightmare, a déclaré à son sujet : « il est très fort dans les détours… ». On ajoutera qu’il est aussi habile dans les « détournements ». Avec Perfumed Nightmare, il a surtout conçu un étonnant « véhicule » pour aller et venir entre Nord et Sud. Dans ce mouvement aller-retour, rien ne se perd, tout se transforme et invite au décentrement continuel. Livrant un assaut redoutable à la jungle du monde, le film de Kidlat Tahimik remet surtout le cinéma à sa place : avec Perfumed Nightmare, le cinéma est plus que jamais un usage du monde.

Jennifer Verraes

 

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jeudi 8 décembre 2022, 20:00

La Dixième Victime d’Elio Petri 1965 (92′)


en collaboration avec le madd-bordeaux, dans le cadre de l’exposition Nanda Vigo, l’espace intérieur
17:00, visite commentée au madd-bordeaux
avec Victoire Brun, commissaire de l’exposition et responsable des collections de design

20:00, séance à l’utopia suivie d’une discussion
avec Emanuele Quinz, docteur en Esthétique, sciences et technologie des arts, maître de conférences Université Paris 8, Christophe Catsaros, critique d’art et d’architecture et Victoire Brun.

 

Design & crime

La première modernité, qu’on parle d’architecture ou de design, s’est construite sur le même présupposé : celui de la nature fondamentalement aliénante de l’ornement. Au-delà du cliché lossien dénonçant la nature criminelle de l’ornement, l’effort visant à débarrasser les bâtiments et le mobilier de leurs attributs ornementaux est considéré, du moins dans la première moitié du XXe siècle, comme un acte émancipateur ; une libération du superflu qui replace la fonction au centre du bâti et de ses attributs. Que s’est-il donc passé entre-temps pour que, à la fin des années 1960, Elio Petri puisse représenter le design et l’architecture modernes comme la forme extrême et totalisante de l’aliénation culturelle, sociale et politique ? Probablement, l’émergence d’une modernité de masse, consumériste, écrasante et uniforme.

Dans La Dixième Victime, le décor du monde dystopique imaginé par Petri n’est pas très différent de celui réel et fantasmé d’une métropole moderniste globalisé. Cette matière qui traverse indistinctement Rome et New York est faite de parois vitrées, de mobilier de créateurs et de peintures géométriques. Ce qui le distingue, c’est le jeu et surtout ses règles. Les gens s’adonnent à d’étranges duels médiatiques. Cocktails à la main, évoluant dans des intérieurs modernistes léchés, ils se demandent s’ils seront victime ou bourreau lors du prochain tirage au sort du grand ordinateur, qui est forcément basé à Genève.
Marcello Mastroianni, teint d’un blond qui le rend méconnaissable, affronte la divine Ursula Andress dans un combat à l’issue incertaine. Allégorie de la tractation conjugale, le scénario place cet infernal rapport de force dans un décor moderniste. Les personnages étouffent dans des vêtements guindés, des chaises inconfortables, des intérieurs aseptisés. La prison archétype de la seconde moitié du XXe siècle est une villa dont les baies vitrées donnent sur une pelouse bien taillée.
Le point culminant de cette représentation funeste de la modernité est atteint lorsque Marcello se rend avec Ursula dans la villa de son ex-femme pour récupérer de l’argent qui y serait entreposé. L’intérieur, propice à une scène d’amour à la James Bond, dégénère en parodie lorsqu’est révélée l’existence d’une pièce secrète où sont cachées des personnes âgées, de moins en moins tolérées dans ce monde parfaitement cruel.
Le malaise est décuplé par les sculptures qui entourent la maison. Les moulages d’hommes et de femmes accomplissant des actes quotidiens sont des références à peine dissimulées aux corps calcifiés de Pompéi, ou à leur variante moderne, les mannequins des essais nucléaires dans le Nevada. Ce décor complète le verdict de Petri sur la nature mortifère du design moderne. Le monde épuré qui l’entoure est un décor post-apocalyptique. Il est mort-né.

cycle écrans urbains ville architecture paysage

programmation conçue par Jennifer Verraes,  maîtresse de conférences à l’Université Paris 8 et Christophe Catsaros, critique d’art et d’architecture 
au cinéma Utopia, 5 place Camille Julian, Bordeaux
droit d’entrée : 7 €

 

vendredi 23 juin 2023, 20:00
L’homme de Rio de Philippe de Broca, 1964 (110′)

mardi 28 février 2023, 20:00
Perfumed Nightmare de Kidlat Tahimik, 1977 (93′)

jeudi 8 décembre 2022, 20:00
La Dixième Victime d’Elio Petri, 1965 (92′)

 

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voir la programmation précédente :

écrans urbains #1

écrans urbains #2

écrans urbains #3

écrans urbains #4