histoire[s] d’architecture
Restons ailleurs !

Le lointain et l’ailleurs qui nous apprennent à voir et à agir ici

Christophe Le Gac, critique d’art et d’architecture et de cinéma

 

« Longtemps, je crois, cette œuvre tournera au-dessus de nos têtes […]. Mais un jour, peut-être, le siècle sera Deleuzien. »
Michel Foucault, Dits et écrits, Vol. 2. P. 75.

 

Carte, territoire, connexion, réseau, etc

Pour commencer un dé(re)tour par la philosophie de Deleuze semble nécessaire à une époque où finalement la prédiction de son compère Michel Foucault semble s’être réalisée. Dans son ouvrage au titre explicite Le siècle deleuzien, le philosophe Jean-Clet Martin nous explique que des moments semblables sont rares. Il y a eu « Le siècle de Descartes », « Le siècle des Lumières », il y aurait « Le siècle de Deleuze ». Et comme le dit si bien Martin : « ‘Multiplicités’, ‘Différences’, ‘Variétés’, tels sont les noms pour une époque qui n’a plus rien de commun avec le ‘siècle de la Raison’ lequel pensait toujours par unité et totalité. ‘Le siècle de Deleuze’ n’est pas en effet celui de l’infini comme pour Descartes et Pascal » mais « bel et bien celui du ‘Chaos’. »1 Très vite arrive le concept de « Plateau »2, non pas comme méthode mais comme agencement possible d’un monde ouvert, rempli d’intensités et de désirs, produit par des habitants volontaires, optimistes, et surtout en rupture avec toute structure fermée, tout système totalitaire. Pour vivre dans le chaos et se repérer sur ce plateau, il faut une carte, une carte aux dimensions et aux directions multiples. Cette dernière est sans cesse reconfigurée selon la position du corps habitant ce nouveau monde et dans lequel se côtoient des formes humaines, non humaines (animales ?) et artificielles (robots, intelligences artificielles). Le philosophe de la multiplicité a appelé cet état « un plan d’immanence ». Ce processus évite la planification, l’immobilisme et le générique. Ce mécanisme prône l’expérimentation et la singularité toujours en mouvement. Il permet à chaque individu de trouver refuge à sa taille et d’habiter le monde.

Contemporain et amateur de la pensée de Deleuze, l’équipe d’arc en rêve a mis en place, à quinze ans d’intervalle, deux grands principes de cartographie, deux plateaux : MUTATIONS et constellation.s.

 

De MUTATIONS à constellation.s : de la ville-monde à l’urbanité en partage 

Les deux pierres angulaires des quarante premières années d’arc en rêve s’incarnent dans les deux grandes actions-expositions que furent MUTATIONS3 (du 23 novembre 2000 au 25 mars 2001) et constellation.s4 (du 2 juin au 2 octobre 2016). Ces deux grandes visions du monde continuent de produire du devenir car les deux ouvrages publiés à l’occasion de ces deux manifestations sont toujours en circulation. De plus, cette constellation de manières d’habiter le monde brille de plus belle sur arcenreve.eu

 

MUTATIONS

expositions MUTATIONS, arc en rêve  centre d’architecture, nef de l’Entrepôt, 2000 / photo : Philippe Ruault

Pendant l’hiver 2000/01, le monde était loin de se douter des attentats du 11 septembre, et de la sidération de cette déclaration de guerre contre la modernité à tout point de vue. L’exposition Mutations venait de se terminer et nous étions optimistes car les descriptions et les analyses des Koolhaas, Boeri, Kwinter, Tazi, Sassen, Attali (Jean) et autres MacLean n’étaient pas forcément joyeuses mais le fait d’avoir cartographié mondialement ce chaos – la ville globale comme horizon indépassable – offrit plusieurs lignes de fuite. Dans le cadre du Harvard Project on the City, la ville de Lagos fut élevée en modèle des possibles. Malgré l’atmosphère post-apocalyptique digne des meilleures séries de survie (Walking Dead, The Rain, etc), la ville vit sur elle-même, tient avec force et envie l’agir en commun, et développe une alternative à la planification type Chartes d’Athènes (Le Corbusier) ou Broadacre City (Wright). D’une certaine manière, et que cela déplaise aux professionnel.le.s de la profession et aux politiques, ce sont les habitant.e.s de Lagos qui (re)font la ville. Les flux humains engendrent des activités qui créent des lieux, des milieux mouvants aux dimensions changeantes. « Tout cela, les lignes et les vitesses mesurables, constitue un agencement. C’est une multiplicité. »5

Et pour continuer avec Deleuze : « Le multiple, il faut le faire. »6

 

constellation.s

exposition constellation.s, habiter le monde / arc en rêve centre d’architecture, nef de l’Entrepôt, 2016 © photo : Rodolphe Escher

Quinze ans après, sous la direction scientifique du géographe Michel Lussault, arc en rêve se penche sur les conséquences de l’accélération du temps, de l’état de guérilla permanent dans nos villes (attentats à répétition), du développement de nos êtres numériques, de l’apparition d’un design « social » et du concept de créolisation comme moyen de changer le monde pour y habiter dans les meilleures conditions possibles. Entre différences et répétitions, entendre initiatives locales contre standardisations à outrance par routine technocratique et/ou recherche du gain pour le gain, constellation.s nous a permis de découvrir 42 situations construites ou réflexives dans la nef de l’Entrepôt Lainé. Il faut se souvenir du sentiment d’occupation à la « Occupy Wall Street », toutes proportions gardées, mais les discussions sur le vivre ensemble allaient bon train. Intelligemment, l’équipe de commissaires plaça dans les travées de la nef centrale l’installation de Didier Faustino : Builthefight (2015). Composée d’éléments en acier galvanisé détournés des barrières Vauban, cette sculpture forme un cylindre de protection possible contre les forces de police qui les utilisent d’habitude pour « encadrer » les manifestant.e.s. Pour amplifier le phénomène, l’architecte-artiste parisien déposa dans les parages trois pancartes en contreplaqué avec un mot en néon sur chaque panneau, cette œuvre a pour titre Protest, Occupy, Resist (2016).

Dans un autre genre de combat, dès 2013, l’ONG CMAP a mis en route « Chicoco Radio » (www.chicoco.fm) dans le bidonville Port Harcourt (Nigeria). Avec les 500 000 habitant.e.s  qui forment une seule voix grâce à leur radio, l’urbanité est de retour. Depuis des années, le bordelais Florent Mazzoleni s’inspire des sons africains et les diffuse via une playlist et un texte : « Le chant des villes africaines, sidérales et sidérantes. » D’autres créateur.e.s ont eu le bonheur de construire. Avec les gens de son village, le burkinabé Diébédo Francis Kéré a monté l’atelier Gando. Ensemble et avec beaucoup de pédagogie, ils ont bâti des écoles, une librairie, des logements pour les professeurs et des locaux pour une association de femmes, autant dire, des équipements au service des connaissances et du partage. Dans la même logique, Patrick Bouchain, Loïc Julienne et Sébastien Eymard (Construire, atelier d’architecte) ont propulsé avec les futur.e.s habitant.e.s huit maisons dans le hameau de Blat, à Beaumont en Ardèche. La constance dans toutes ces démarches est de faire œuvre commune dans l’intérêt général.

 

Des nouvelles d’une certaine architecture chinoise

exposition Wang Shu, Lu Wenyu / arc en rêve  centre d’architecture, 2018 / photo : © Rodolphe Escher

Voilà plus d’un an (en juin 2018), comme certain.e.s d’entre vous, je me trouvais dans « la grande galerie » d’arc en rêve. Dans la seconde salle, de grandes maquettes flottaient dans l’espace et découpaient celui-ci en plis topographiques. En arrière-plan, une grande photographie recouvrait toute une cimaise et accentuait la perspective d’ensemble. Perpendiculaire au grand format, placés côte à côte tel un découpage filmique, quatre moniteurs TV diffusaient des vues du site en activité. Au sol, sous les maquettes, le plan de masse dessiné à mains levées montrait l’empreinte du foncier. Enfin, au premier plan, un morceau d’architecture – des lattes de bois tissées les unes aux autres – était littéralement suspendu.

Cette présentation du campus Xiangshan, de l’académie des Beaux-arts de Chine (2004-2007), cristallise tous les tenants et les aboutissants de la démarche d’Amateur Architecture Studio. Installée en Chine, à Hangzhou, l’agence a été créée en 1997 par le couple Lu Wenyu (1967) et Wang Shu (1963). Si Wang Shu dit souvent que « L’humanité est plus importante que l’architecture et l’artisanat est plus important que la technologie. », n’en demeure que ce Pritzker Price 2012 se réfère souvent à des œuvres d’art pour dessiner ses projets. Pour preuve, la référence à une peinture de paysage de Li Gongli (1049-1106) est revendiquée quant au campus des Beaux-arts. Nous pouvons y voir des montagnes, des prairies et des humains regroupés dans de petites habitations, plusieurs échelles s’y côtoient. La composition forme un tout, une cosmogonie. Grâce à son travail sur les changements de niveau par la création de buttes artificielles, au dessin appuyé d’une rampe tout en mouvement le long des façades de l’académie des arts, aux nombreux percements aléatoires et à géométrie variables sculptant ces façades, elles-mêmes faites d’angles aigus et concaves, le campus se donne des aires de paysage montagneux. Plastiquement le projet de Xiangshan (2004-2007) renvoie aux œuvres de Gongli. Par tous les chemins escarpés, les bifurcations possibles, les nombreux recoins présents sur le site, ce campus peut exprimer une certaine vision de l’acte de création. À l’image du cheminement entre l’idée et la réalisation d’une œuvre – rarement une ligne droite définitive –, le campus de l’académie des Beaux-arts ne s’appréhende pas en un seul coup d’œil. Les 22 bâtiments s’écrivent comme une synthèse entre un collage abstrait et une peinture figurative de la vie estudiantine des futur.e.s artistes, amené.e.s à transfigurer leurs doutes dans leurs œuvres.

Le vocabulaire employé par Wang Shu & Lu Wenyu renvoie à un certain « Régionalisme Critique » que Kenneth Frampton7 ne renierait pas. Les projets manifestes exposés à arc en rêve par Amateur Architecture Studio reflètent cette pensée. Que ce soit la régénération du village de Wencun (Fuyang, Hangzhou, 2016), le complexe culturel de Fuyang (2016), la maison d’hôtes Wa Shan (Hangzhou, 2013) ou la rue impériale de Zhongshan (Hangzhou, 2009), tous ces projets travaillent dans un même mouvement l’idée de modernité, de contextualisation, de vision universelle et de sauvegarde des modes de vie locaux.

L’utilisation des savoir-faire artisanaux et des matériaux locaux se mélange avec une écriture contemporaine de l’architecture. Les plans, coupes, façades et volumétries sont toujours conceptualisés et extrêmement dessinés. Ils forment un tout au service d’un site. L’ensemble façonne un paysage organique, un milieu où les humains se diluent avec leur environnement. Nous sommes loin des villes livrées clé en mains, froides, artificielles, invivables qui pullulent, notamment en Asie.

Bijoy Jaïn du Studio Mumbai (Inde), Patrick Bouchain, Diébédo Francis Kéré, les nouvelles générations d’architectes de l’Amérique Latine (Zita) et du Japon (Junya Ishigami), et les descendants de l’architecte bangladais Muzharul Islam (Shamsul Wares, par exemple), et bien d’autres maîtres d’œuvre des quatre coins du monde pratiquent ce « Régionalisme Critique » cher à l’historien critique britannique. Ils sont venus exposer, expliquer et conter de belles histoires d’architecture aux bordelais.es. Ce qui est déjà pas mal dans un monde comme le nôtre… où l’architecture a trop peu droit de cité.

 

Perspectives : restons ailleurs !

Une des forces du centre d’architecture arc en rêve est d’avoir toujours su alterner expositions thématiques et expositions monographiques. Le centre d’architecture réalise souvent un travail de déterritorialisation de projets enracinés dans des contextes lointains, afin d’effectuer une reterritorialisation de ces propositions architecturales dans des expositions approfondies, aux scénographies efficaces, proportionnellement justes et aux dimensions plastiques indéniables.

Pour finir, un leitmotiv est à garder en mémoire :

Depuis les mondes de l’architecture, il faut continuer de voyager pour comprendre l’ailleurs afin de mieux imaginer l’ici. Comme le dit si bien le philosophe Guillaume le Blanc : « Allons voir ailleurs si on y est pas : là est la grande leçon philosophique d’arc en rêve. »

 

 

 

1.  Jean-Clet Martin, Le siècle deleuzien, coll. « Bifurcations », éditions Kimé, 2016, Paris.

2. 5. 6.  Gilles Deleuze & Félix Guattari, Mille Plateaux – Capitalisme et schizophrénie 2, coll. « Critique », les éditions de Minuit, 1980, Paris.

3.  MUTATIONS, collectif, co-édition arc en rêve et actar, 2001,Barcelone.

4.  constellation.s, collectif, co-édition arc en rêve et Actes Sud, 2017, Arles.

7.  Kenneth Frampton, L’architecture moderne – Une histoire critique, éditions Thames & Hudson, 1992, Londres (2006, Paris).

Christophe Le Gac, architecte DPLG, critique AICA, curateur C-E-A, ICG.
Il écrit régulièrement dans les revues spécialisées suivantes : art press, L’Architecture d’Aujourd’hui, Chroniques d’architecture et Dust-Distiller.
Il enseigne l’histoire, la théorie et l’actualité des arts (art, architecture, cinéma, littérature, jeu vidéo), à l’ESAD talm Angers. Il est chercheur doctorant en littératures comparées au sein du laboratoire l’AmO EA 4276 Université de Nantes. L’Image-Lieu – L’habiter, la parcourir, la raconter est le titre de sa thèse.
En mai 2005, il fut le rédacteur en chef du dernier hors-série d’art press sur l’architecture « L’architecture contre-attaque ». Récemment, il a préfacé l’ouvrage Les grands entretiens d’art press / Architecture 2, paru en 2021.

 

 

histoire[s] d’architecture

En 40 ans d’activité, arc en rêve s’est imposé comme un acteur incontournable de la réflexion sur l’architecture et la ville.
Expositions, colloques, rencontres, ateliers pédagogiques et publications ont été les composantes d’un kaléidoscope d’actions, qui au fils des années, ont participé à la formation d’une conscience collective autour des enjeux du vivre en commun.
À 40 ans de sa fondation, cinq auteurs se penchent sur les multiples histoires entrelacées qui ont contribué à façonner l’histoire du centre d’architecture. Dans le contexte français et à l’international.

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